« Utopiste réaliste » trahit l’utopie. « Radicalité positive » crache sur la radicalité.
Se définir « Utopiste réaliste », avec une « radicalité positive » , expressions d’apparence inoffensive donc dangereuses. Ce ne sont pas de gentils oxymores subversifs, mais des pléonasmes.
Un des intérêts de ces mots, utopie et radicalité », c’est qu’ils ne peuvent pas être « récupérés » tels quels. Ce sont des vigies, des résistants, contrairement à la plupart des mots alternatifs qu’on aimait : « sobriété », « renaissance », « monde d’après », « futurs désirables »… Les uns après les autres vidés de leur sens, corrompus.
Utopie et radicalité sont trop intègres pour être récupérées, ils ne seront jamais consensuels. La méprise de sens plus ou moins malhonnête dont ils sont victimes, oblige à les affubler d’un adjectif suffisamment niais ou indolore pour les normaliser, les néantiser en leur ôtant toute dangerosité, celle de la pensée.
Certains, certaines font de la pure récupération : l’utopie fait rêver, la radicalité attire l’attention. D’autres pensent servir ces mots, en les faisant plus séduisants. Or leur valeur est aussi de ne pas chercher à séduire ! Ils cherchent à interroger, nous affranchir.
Le plus bel honneur qu’on puisse leur rendre, qui est aussi le meilleur service qu’on puisse se rendre est de les porter bruts, avec l’ardeur et la complexité qui les caractérisent, avec les malentendus sémantiques qu’ils portent et disent tant : de nos peurs, notamment celle de rêver grand. Qui disent tant de nos conservatismes et de nos petits arrangements.
Depuis 2012 que je crois en l’utopie pour faire avancer le monde, depuis ce jour de 2015 où j’ai posé pour première phrase d’un livre « je deviens radicale », partant dès lors à la racine des choses, j’ai compris que « négocier » avec les adjectifs qui vont bien est une erreur . Ces deux mots portent une même vérité inconfortable, celle de la rupture nécessaire : le futur nait de la contestation du présent.
Embrasser le sens des mots, consentir à la friction crée de nouvelles pensées communes. Mais cela demande du temps et un espace ouvert pour se parler. Deux cadeaux dont un adjectif indolore nous prive.
On peut regarder les mots comme des fenêtres, et je conçois que le vent puisse être violent quand il s’engouffre. Ou on peut les dégainer comme des couvercles pour étouffer dans l’oeuf les contre-récits et contestations du prêt-à-penser conventionnel. Être traité d’utopiste ou de radical est souvent une mise sous couvercle. S’en revendiquer sans autre adjectif permet d’ouvrir la fenêtre.
Le simple fait qu’une même personne puisse être traitée des deux est cocasse: c’est se voir accusé·e par la pensée « banale » à la fois de naïveté inoffensive et de violence clivante.
Si Hannah Arendt a parlé de la banalité du mal, ce n’était pas pour dire que le mal était banal, présent en chacun, chacune. Elle a observé (notamment sous le régime nazi) que le mal se manifestait quand la pensée était superficielle, là où il n’y avait pas de réflexion personnelle, une absence de critique des croyances dominantes.
Les éléments de langage, le ponçage des mots, leur distorsion sont le creuset de la banalité du mal.
Amical rappel aux « utopistes réalistes »: Ce qui s’oppose à l’utopie n’est pas le réalisme, c’est le conservatisme. Rappel agacé aux « radicalités positives » : Être radical.e c’est être radicalement pour la vie, pour la dignité, la liberté, le respect, l’humanité, autant de valeurs qui ne souffrent pas la négociation. Qu’y a-t-il de négatif à regarder en face ce qui nuit à l’essentiel et arrêter de le tolérer ?
Radicalité, utopie, décroissance l’émergent, androcène le petit dernier, les mots « irrécupérables » par le système en place sont précieux. Il ne s’agit pas de les consommer comme de nouvelles idéologies, il s’agit de ne pas les trahir. Car les mots arbitrairement perçus comme des obus ouvrent des brèches.