« Quand il a été assassiné, en 1968, mon père était un des hommes les plus haïs d’Amérique. Et maintenant, près de cinquante ans plus tard, il est l’un des hommes qu’on aime le plus sur Terre. »[1] Martin Luther King est une inspiration essentielle, non pas pour le mythe que l’histoire a édulcoré, mais pour sa grande complexité, ses doutes, ses positions. Quelques extraits des Suspendu(e)s, pour dévoiler cet homme et honorer son humanité, son imperfection. Reconnaissance éternelle.
Le risque des super héros c’est la simplification et le piedestal
On gomme leurs aspérités. On leur met une jolie étiquette. Martin Luther King en est un des plus marquants symboles. Loin de l’image consensuelle que l’on véhicule, il s’inscrivait dans une tradition de dissidence, c’était un militant avant-gardiste, radical, que la postérité a édulcoré. On le voit comme un père fondateur de l’Amérique, figé par son discours rassembleur I have a dream. On oublie que dans toutes ses allocutions il mettait en garde l’Amérique sur les maladies qui la rongeaient : l’impérialisme, le capitalisme et le racisme Mais cela on préfère le taire, on célèbre le patriote. Pourtant il conditionnait son patriotisme à ce que l’Amérique change. L’amnésie américaine a fait de lui le signe d’une réconciliation nationale alors qu’il disait « attention vous êtes en train de trahir la parole de Dieu. » Il sous-entendait : si vous respectiez la constitution et la bible, vous ne pourriez nous traiter ainsi. Soyez à la hauteur de vos prétentions.
Les étiquettes, une vie lisse, pas de controverses, ainsi va l’histoire qui fait les mythes. Pourtant ce qui est intéressant pour nous, gens ordinaires, c’est justement leur histoire, leur recherche, leur complexité et leurs errements. Condamner l’imperfection ou l’incohérence c’est condamner l’audace et le courage. Honorer leurs parcours erratiques c’est rendre honneur à la grandeur d’âme de ces hommes et de ces femmes. L’hommage authentique est là, pas dans la mystification de ce qu’ils étaient. Ils valent mieux que cela. Et nous aussi. Il est urgent d’abandonner cette illusion du héros, urgent de grandir.
L’histoire d’une être libre et apprenant
Martin Luther King s’est battu contre un carcan, contre les limites de la théologie et contre ses faiblesses. Son père (pasteur également) ne voulait pas que l’on discute les textes, que l’on écoute de la musique… Il s’en éloigne, va à Boston dans le nord où les théologiens sont plus libéraux. Une fois son doctorat obtenu il retourne au Sud, car son rôle est là-bas. Penseur de la justice sociale, Martin Luther King n’était pas qu’un bon prêcheur. Sa force a été dans l’extraordinaire synthèse qu’il a opérée entre christianisme, liturgie noire, non-violence, désobéissance civile et marxisme. Il a incorporé progressivement, il l’a fait en sortant de son carcan familial, en lisant, en voyageant, en rencontrant des personnes inspirantes telles Gandhi. Il en a tiré une forme d’insoumission très personnelle. La liberté s’exerce « par-delà », par-delà nos choix, nos souffrances, nos origines. Martin Luther King était un insoumis à lui-même.
Son autre grande valeur est son doute permanent, la reconnaissance de sa vulnérabilité.
« Il traque le mal en lui. Le mal en dehors de soi on voit qui il est, mais le mal en soi… la question l’a hanté. Pour lui, le mal s’incarne dans un premier temps par l’idée de la peur et du renoncement. Il a peur de défaillir, de ne pas être à la hauteur, peur d’avoir peur. Après une énième menace de mort, il est tenté de renoncer. (…) Plus tard la question du mal sera celle de ses péchés, ses infidélités, sa culpabilité. Est-ce que je peux faire assez ? Il boit, il est en dépression…24 h puis il repart. »[2] Cette souffrance le nourrit, il puise dedans pour ses discours. Quelque chose dans cette souffrance, dans sa peur, incarne la souffrance des Noirs, leur peur. Plus il exprime ses doutes et la souffrance que c’est de douter, et plus les gens y trouvent de la force. Partager sa vulnérabilité est une qualité rare, elle nous invite à explorer la nôtre, à l’accueillir et à être quelqu’un malgré cela, « par-delà » cela. Ces actes teintés de vulnérabilité en deviennent valorisants, plus inspirants. Nous ne sommes pas seuls à douter et quel exemple nous tend ce miroir !
Un héros ordinaire
Martin Luther King demandera qu’à ses funérailles aucune mention de ses honneurs ne soit faite, « le prix Nobel de la paix ce n’est pas important, mais qu’il soit dit : a tenté de donner sa vie en aidant les autres, a tenté d’aimer quelqu’un, qu’il soit dit que j’ai essayé d’avoir une opinion juste concernant la guerre, que j’ai essayé d’aimer et de servir l’humanité ». Il propose de tenter, d’essayer, de ne jamais cesser d’essayer. Il se revendique humain, la figure du héros lui pèse. Car elle sépare. Les gens « ordinaires » se sentent séparés des héros, comment s’en approcher. Les « héros » souffrent de cette même séparation. Comment défendre l’humanité, si l’on n’y est pas mêlé, si l’on n’a pas droit aux mêmes errements ? Impossible d’y arriver si l’on est séparé. Nous n’y parvenons qu’ensemble. Les « héros » devraient être autorisés à dire leurs errements et leurs doutes. C’est tellement libérateur pour les autres. Les « aspirants » devraient s’autoriser à être des êtres imparfaits. C’est la seule façon de se lancer. Voilà pourquoi il est si important de démythifier les « héros », sans pour autant les juger sévèrement, bien au contraire. Nous avons besoin de miroirs de notre propre lumière, pas de figures inatteignables.
« ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants, c’est l’indifférence des bons ».
Martin Luther King se référait au père de la désobéissance civile Henry David Thoreau. « Ici, avec ce courageux refus d’un homme de la Nouvelle-Angleterre de payer ses taxes et son choix de la prison plutôt que de soutenir une guerre qui étendrait les territoires de l’esclavage au Mexique, j’ai eu mon premier contact avec la théorie de résistance non violente. (…) Je devins convaincu que la non-coopération avec le mal est autant une obligation morale que la coopération avec le bien. (…) On doit résister au mal, aucun homme moral ne peut patiemment se conformer à l’injustice.»
Radicalité et non violence
La fille de Martin Luther King rapporte ce propos de son père : « nous avons besoin d’une révolution non violente radicale. » Quand on écoute son for intérieur, la radicalité de l’amour est une évidence universelle. C’est ce qui nous rend si précieux, fracassant n’importe quel dogme. Cette arme de l’amour guide Martin Luther King. En 1956 le New York Times rapporte ces propos : « nous avons subi les humiliations ; nous avons supporté les injures ; nous avons été maintenus dans la plus profonde oppression. Et nous avons décidé de nous dresser, armés de la seule protestation. C’est une des grandes gloires de l’Amérique que de garantir le droit de protester. Même si nous sommes arrêtés chaque jour, si nous sommes piétinés chaque jour, ne laissez jamais quelqu’un vous abaisser au point de vous forcer à le haïr. Nous devons user de l’arme de l’amour. Nous devons faire preuve de compassion et de compréhension envers ceux qui nous détestent. Nous devons réaliser que tant de gens ont appris à nous détester et qu’ils ne sont finalement pas totalement responsables de la haine qu’ils nous portent. Mais nous nous tenons au tournant de la vie et c’est toujours l’aube d’un nouveau jour. » (…)« L’ultime faiblesse de la violence est que c’est une spirale descendante, engendrant la chose même qu’elle cherche à détruire. Au lieu d’affaiblir le mal, elle le multiplie. En utilisant la violence, vous pouvez tuer le menteur, mais vous ne pouvez pas tuer le mensonge ni rétablir la vérité. En utilisant la violence, vous pouvez assassiner le haineux, mais vous ne pouvez pas tuer la haine. En fait, la violence fait simplement grandir la haine. Et cela continue… Rendre la haine pour la haine multiplie la haine, ajoutant une obscurité plus profonde à une nuit sans étoiles. L’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité : seule la lumière peut faire cela. La haine ne peut pas chasser la haine : seul l’amour peut faire cela. »
Un apôtre de l’amour qui n’est pas dupe
Ces propos de Martin Luther King sont d’autant plus fort lorsque l’on sait qu’il n’est pas dupe des moyens légaux. L’amour de l’amour, la non-violence, ce n’est pas mièvre, c’est puissant et exigeant. « J’ai essayé de rendre clair que c’est mal d’utiliser des moyens immoraux (la violence) pour atteindre une juste fin. Mais je dois affirmer maintenant que c’est aussi mal, voire pire encore, d’utiliser des moyens moraux pour préserver une fin immorale ». La fin reste la pierre essentielle, être dans la légalité pour défendre le maintien de la ségrégation ou un projet criminel, n’a rien de glorieux, simplement c’est plus propre. Il poursuit avec clairvoyance. « Sur certaines prises de position, la couardise pose la question : est-ce sans danger ? », l’opportunisme pose la question : « est-ce politique ? », et la vanité les rejoint et pose la question : « est-ce populaire ? ». Mais la conscience pose la question : « est-ce juste ? » Et il arrive alors un moment où quelqu’un doit prendre position pour quelque chose qui n’est ni sans danger, ni politique, ni populaire mais doit le faire parce que sa conscience lui dit que c’est juste. »
Les plus ardents défenseurs de causes justes font appel à un amour universel et inconditionnel de l’humanité tout entière. « Ce concept souvent incompris, souvent mal interprété, si rapidement éludé par les Nietzsche du monde comme une force faible et lâche est maintenant devenu une nécessité absolue pour la survie de l’homme. Quand je parle d’amour je ne parle pas d’une espèce de réponse sentimentale et faible. (…) Le pouvoir sans amour est dangereux et abusif, l’amour sans pouvoir est sentimental et anémique. Le pouvoir à son meilleur est l’amour implémentant la demande de justice, et la justice à son meilleur est le pouvoir corrigeant tout ce qui fait obstacle à l’amour. »
[1] Bernice King pour Ulyces.co
[2] 1. Sylvie Laurent, agrégée d’histoire et docteur en littérature américaine, chercheur associée à Harvard et Stanford, Martin Luther King, une biographie intellectuelle
Martin Luther King est né le 15 janvier 1929, mort le 4 avril 1968.