Il est temps pour ça.
Pour ce livre. Temps pour ce mot, androcène.
Car il n’est plus temps d’arrondir les angles. Plus le temps d’avoir peur.
Il n’est plus temps d’un terme vague, anthropocène, qui commodément ignorerait que dans la destruction du vivant il y a une catégorie bien plus responsable. Il est temps d’être précis, de comprendre de qui il s’agit dans l’espèce humaine, et surtout au nom de quoi, avec quelles idéologies, quels récits et quels comportements.
Il n’est plus temps de craindre de déplaire. Chacun reste libre et responsable de sa réaction.
Car oui depuis des siècles une poignée d’hommes forge un système mortifère qui leur profite. Et la plupart des hommes blancs profitent des privilèges de ce système sans en avoir conscience, tant c’est culturel, tant c’est intégré. Comme je reconnais qu’en tant que blanche, hétéro, non handicapée, occidentale et cadre, j’ai plus de chance pour les emplois, les sorties, les locations et l’espérance de vie. Cela ne fait pas de moi une oppresseuse, une artisane de ce système, mais ne pas le reconnaître serait malhonnête. Ne pas m’en indigner ferait de moi une complice. Il est temps pour l’honnêteté radicale.
Temps pour les larmes.
Pas un politique ne verse une larme pour nos forêts qui brulent, l’eau qui manque, les animaux morts, les récoltes tombées sous la grêle, les Pakistanais sous l’eau… Ils ne pleurent pas, au fond cela les indiffère, ils ne feront rien. Ou si peu.
Il n’est plus temps d’étouffer sa sensibilité, de nous détourner de nos tristesses, de taire nos colères qui sont si justes. Elles pointent l’intolérable, l’indigne et nous exhortent à ce que cela cesse. Ici notre sensibilité nous raisonne.
Il est temps de renvoyer au vestiaire l’animal à sang-froid, l’arrogance et le cynisme. Il est temps de prendre notre place.
Il est temps de mériter le nom d’humanité.
Temps de refuser de porter la marque des inégalités et des mauvais traitements, des bébés contaminés, des Antillais, des Antillaises empoisonné·e·s, des Indiens et Indiennes massacré·e·s, des filles violées, des LGBTQI·e·s battu·e·s, des femmes maltraitées, des jeunes méprisé·e·s, des animaux rayés de la carte, des arbres abattus, des montagnes éventrées, des sols pollués, de l’air vicié.
Temps de dire que les « autorités » censées nous protéger ne l’ont pas fait. En toute conscience. Toutes ces injustices et ces saccages ont la même origine (c’est aussi l’intérêt du mot androcène, sa vision systémique). C’est donc simple, il est temps de déconstruire ce système.
Il n’est plus temps pour les récits et les normes culturelles qui le valorisent.
Il est temps de regarder en face le culte de l’argent, nos emprises, nos croyances, nos addictions, nos complaisances.
Il est temps d’arrêter cette violence à tous les coins de rue et de plateaux télé, temps de « se casser » quand on nous manque de respect.
Temps pour les hommes de se désolidariser quand une femme est traitée comme jamais ils ne le seraient, temps pour les plus âgé.e.s de soutenir les jeunes, attaqué·e·s d’avoir revendiqué, etc…
Il est temps pour l’apaisement.
Temps de nous débarrasser des habits mal taillés de l’androcène pour en porter d’autres. Temps de ralentir pour une autre habitation du monde, avec le vivant, plus sobrement.
Il est temps pour ce texte un peu long, pour ce livre plutôt court. Temps de lui accorder un peu de temps.
Il est temps pour moi aussi de ne plus redouter les coups de l’androcène qui se débat…
Il n’est plus temps pour les raccourcis et les polémiques stériles, manifestations d’égos conservateurs et d’inconforts qui se réveillent.
Voilà comment l’androcène nous empêche de penser…
Je laisse chacun avec ces inconforts sur le sujet, j’ai bien assez des miens !
L’inconfort fait partie du chemin, nous l’avons emprunter avec Sandrine et Adélaïde,
chacune avec nos histoires singulières, nos ambivalences personnelles, nos positions parfois opposées, nos zones de crispations, nos freins. S’il est parfois âpre, il n’en reste pas moins un chemin merveilleux pour grandir ensemble.
Il n’est plus temps d’avoir peur des cases assignées qui ont pour objet de nous opposer, de dévaloriser votre parole et de vous faire taire. Il est temps d’honorer ceux et celles qui chaque jour subissent et qui pourtant chaque jour font ce qu’ils et elles peuvent pour dire stop à l’indigne. Sans les « luttes » le mot féminicide ne serait pas dans les journaux, vous n’auriez plus de semences libres, nous ne voterions pas. Lutte, un mot militant, mot qui pique et me met dans une case.
Au fil de cette réflexion à trois, j’ai compris que l’on pouvait avoir des positions différentes en étant animées par la même intention et la même sincérité, qu’à ce titre nous nous respections, nous nous écoutions et qu’ainsi nous découvrions les mêmes constructions nourrissant la divergence apparente. Nous assumons chacune, chacun des mots à trois brins de ce livre.
Il est temps de nous réconcilier. De nous écouter et de tresser nos luttes.
Nous n’avons plus de temps pour les jugements, tout juste le temps de comprendre.
Le temps est venu de rêver une nouvelle ère, de nous y mettre. Vite.
Editions du Seuil. En librairie. 4€50