« Nous devons passer d’une société de consommation à une société de contribution. »
Nous sommes au milieu du gué. Nous, humains qui faisons l’Humanité. Et avec nous, nos entreprises bien sûr. Dans la bouche de Yannick Roudaut, prospectiviste, spécialiste de l’économie soutenable, aucun jugement mais un état de fait. Nous y sommes. Face à ce constat, plusieurs réactions possibles. De l’angoisse à l’optimisme. De la sidération à la stimulation. Vers quel monde nous emmène la révolution numérique ? Comment nos entreprises vont-elles devoir-pouvoir s’adapter-évoluer ? Au rendez-vous annuel de la Grande Aventure d’Entreprendre, en novembre dernier à Angers, Yannick Roudaut a mêlé une lucidité sans ménagement à un solide espoir. Un propos engagé pour penser les contours de l’entreprise de demain
Anjou Eco : Que signifie concrètement « être au milieu du gué » ?
Yannick Roudaut: Cela signifie que nous sommes entre un ancien monde qui a du mal à mourir et un nouveau qui a du mal à naître. Nous vivons une nouvelle Renaissance, c’est-à-dire une période de clair-obscur où tiraillent des forces lumineuses et des forces sombres. Nos vérités d’hier sont réinterrogées, pour ne pas dire complètement révisées.
Parmi ces vérités révisées, quels sont les grands sujets de bouleversement selon vous ?
Le numérique est un sujet central qui bouleverse notre société. Il est un catalyseur de transformations parce qu’il embarque avec lui de nouveaux modèles dans tous les domaines. Face à cela, l’entreprise ne peut pas rester la même. La bonne nouvelle, c’est que nous avons le choix des scenarios.
Quels scenarios envisagez-vous face à la révolution numérique ?
Le premier consiste à continuer vers le plus : plus de connexions, plus d’Internet, plus de réseaux. C’est un monde d’innovation phénoménal qui porte en lui un vrai risque de dérive : c’est le transhumanisme, la robotisation de l’économie. C’est à la fois stimulant et inquiétant car les 8 milliards d’humains que compte notre planète n’auront pas accès à la vie éternelle vendue par les GAFA*. Ce sont des rêves d’enfants gâtés, sans éthique, sans conscience.
Ce premier scenario vous semble-t-il crédible ?
Je n’y crois pas. Il y a une raison économique : le fantasme vendu avec ce scenario a besoin de ressources fossiles que nous n’avons pas. L’Europe n’est pas autonome en terres rares, elle les achète à la Chine. Notre modèle n’est absolument pas résilient. L’autre limite que je vois est celle de la pollution numérique. Celle-ci crée un dérèglement climatique qui mènera à la fin de l’homo sapiens. Une heure de vidéo sur un smartphone équivaut à un réfrigérateur allumé pendant un an ! Nous sommes à un point de bascule : l’humanité est menacée par son inhumanité.
Quel second scenario voyez-vous ?
Aujourd’hui, le jetable et l’obsolescence programmée sont les piliers de notre économie mondiale. C’est un leurre de croissance. Nous devons nous affranchir de notre voie mortifère. Comment faire ? Pour nous sauver, nous devons changer. Or, nous sommes des homo sapiens, caractérisés par notre peur de sortir de notre zone de confort. Nous nous accrochons à une branche qui casse parce que nous craignons de nous élancer, de prendre un risque. L’enjeu est de rapprocher la branche à saisir, pour ne plus avoir peur de faire le grand saut.
Qu’est-ce qui freine selon vous le changement ? L’argent ? Le manque d’innovation ?
Aucun des deux. L’argent et les idées sont là. Ce qu’il manque, c’est l’envie et le mode de pensée. Nous avons tendance à appréhender ces défis avec un mode de pensée en silos qui crée des clivages entre la technique, les connaissances et les problématiques, et est inadapté aux enjeux mondiaux. La vérité et la solution se trouvent dans une approche systémique, la seule valable face à la complexité du monde, où tous les sujets sont liés – politique, social, agriculture, économie, climat, éducation…
Cette approche systémique est-elle valable pour l’entreprise ?
Bien sûr ! C’est le moment d’abandonner l’organisation pyramidale sclérosante et non-résiliente, au profit d’une organisation en écosystème qui réunit des individus qui vont dans le même sens. L’entreprise doit décentraliser son intelligence. Comme dans un corps humain où chaque organe vital est autonome et interdépendant, l’entreprise doit adopter un management poly-cellulaires. Joël de Rosnay parle de l’entreprise comme d’une « plateforme d’intelligence collective ». J’ajoute que ce ne sont pas les murs qui font l’entreprise, mais des valeurs partagées. On se regroupe, on se sépare, on est agiles, souples, sans relations de domination. Seule cette entreprise saura relever les défis auxquels nous faisons face : pénurie des ressources, insécurité alimentaire face au climat déréglé, pénurie d’énergie, effondrement financier, boom démographique, robotisation et intelligence artificielle. Nous avons besoin d’une entreprise utile, numérique et physique à la fois. Une entreprise contributive, régénérative dont les bénéfices consistent à créer du lien. Nous devons passer d’une société de consommation à une société de contribution.
La masse des défis peut être paralysante ; on vous sent pourtant optimiste.
Le second scenario que j’évoque est celui des bâtisseurs. Ce sont des humains qui creusent les fondations d’un nouveau monde. Leur modèle est plus frugal, plus humain, plus soutenable, moins matérialiste (ce qui ne veut pas dire plus du tout). Si l’on regarde la grande majorité de l’humanité, on trouve que cela ne bouge pas beaucoup. Si l’on se focalise sur les 5 % de bâtisseurs, on a des raisons d’être optimiste. Dans l’histoire de l’humanité, les grands changements ont toujours été portés par une minorité agissante. 2 % de résistants qui ont permis la libération de la France en 1945. 300 suffragettes devant le Parlement britannique en 1918 pour l’adoption du droit de vote des femmes. À 10 %, la bascule est faite, c’est mathématique. Tout est possible. Il ne faut surtout pas se résigner et céder au fatalisme.
Que dites-vous aux sceptiques ?
Je leur demande si l’hypermatérialisme nous rend vraiment heureux ? Je leur dis que nos enfants vont nous questionner et qu’ils ne croiront pas les fausses excuses du type « Désolé, c’était trop bon le Nutella » ou « Je ne pouvais pas partager ma voiture. », ou encore « C’était aux politiques d’agir. » Entendons-nous bien, je ne rejette pas le numérique, je ne promeus pas le retour au silex ou à la bougie. Je parle d’un nouveau modèle déjà en route. Ce sont la réparation et le Do It Yourself, l’agriculture partout où elle peut être, le développement de petites stations énergétiques, les banques éthiques, la mutualisation et le partage plutôt que la propriété, l’usage plutôt que le bien, un numérique propre. Ce sont des entreprises qui vendent du sens, des valeurs, du lien, de la réparation environnementale et humaine. Les baskets Veja, les jean DAO et j’en passe !
Quel premier pas pour l’entreprise qui veut changer et changer le monde ?
Nous n’avons plus le temps de tergiverser et de nous limiter aux éco-gestes. L’entreprise doit s’interroger sur l’impact de ses actions. Elle doit se mettre en situation de pouvoir renoncer à ce qui sera jugé comme impardonnable dans 15 ans ; un marché polluant ou destructeur de la biodiversité par exemple. Il faut passer d’une économie mortifère, destructrice à une économie régénératrice, réparatrice. Nous avons à en finir avec l’esclavagisme environnemental si nous ne voulons pas nous faire sortir du jeu. N’oublions pas qu’aucune espèce animale sur la planète ne dépend de l’homo sapiens pour vivre. En abandonnant le géocentrisme, en nous « re-naturant », nous reprendrons notre juste place. Regardons du côté de la nature – c’est le sens du biomimétisme ; elle nous offre toutes les stratégies pour durer. Et croyons-y, car les utopies d’aujourd’hui sont les évidences de demain.
Aurélie Jeannin
Pour Anjou Eco n°54 – février 2019
*GAFA : géants du numérique, Google, Apple, Facebook, Amazon.