2020 je ne suis pas vraiment angoissée par l’état du monde . La note à payer nous attend depuis tellement longtemps. On y est, je suis prête. Frappée assez tôt par « la peine écologique », j’ai fini par vivre avec et en fait ça va. Je suis plus écoeurée par la persistance d’un certain monde aux commandes, sans courage, ni vision, un monde cynique qui semble vivre hors-sol et hors son temps. Pitoyable. Ça, ça me terrifie davantage.
Mais peu importe, 2020 on continue comme on a fait jusqu’à présent : concentrée. En ignorant les décisions totalement aberrantes, en évitant les fâcheux, en méprisant les indécents, en ne lisant pas les arrogants, en oubliant les résignés, en négligeant la colère ou le sarcasme que parfois nous, adeptes d’un autre monde, déclenchons. En espérant que la complaisance des témoins prenne fin… Concentrée. Concentrée sur le « facteur humain ».
La décennie 2020 je l’aborde curieuse de nous, à l’affut de tous ceux et celles qui s’affranchissent et se déploient. Parce qu’en 2019 cela m’a sauvé du doute. Je suis sans cesse éblouie par ce qu’un être humain peut être quand il se l’autorise. Quand je repense à cette multitude d’êtres, franchement il est permis d’attendre de grandes choses !
Alors je voudrais en citer quelques-uns, quelques-unes pour vous prouver à quel point nous, êtres ordinaires, pouvons être grands. Et pas des stars des médias ou des histoires qu’on m’a rapportées, non des « gens » (mot que j’affectionne) que j’ai rencontrés par le hasard de ce que je fais ou écris.
Autant dire que mon tout petit échantillon augure de bataillons … dormants ou déclarés.
D’abord Khalid. Il y a quelques mois nous recevons une lettre manuscrite de Belgique. Khalid prend la peine d’écrire une demande, bouteille à la mer. Khalid voudrait lire des essais depuis sa prison. Cet homme dit envisager ainsi sa « réinsertion », la vie après. Sa joie. Notre joie. Gratitudes réciproques. Nos correspondances… peut-être ma plus grande émotion de l’année. La force d’un être humain, sa lumière à l’ombre.
Les gens d’Atao , tout droit sortis de l’exclusion, parfois de la rue, pour certains ne pensant plus jamais être « utiles ». Pas une once de repli, de colère, Ils te racontent leur joie de travailler, jardiner, bâtir, apprendre à conduire, retrouver leur talent, avec une conscience professionnelle à te faire rougir de la tienne… que tu te dis que c’est pas Atao qui fait de la réinsertion, que c’est eux qui nous réinsèrent comme société.
Des étudiants de Science Po, le collectif Villes et Décroissance, décident de prendre en main leur enseignement, en sollicitant des personnes pour venir leur parler nouveau monde après les cours, afin d’alerter leurs copains, et faire bouger leur programme. Maturité XXL. Une soirée à débattre décroissance avec Vincent Liegey, un (b)onheur.
Raphaëlle, 17 ans militante pour le climat, est venu s’adresser à une petite assemblée parisienne. Quel poids on leur fait porter … le poids de nos espoirs. Ce moment de grâce dans un taxi… où elle me dit excitée par la coïncidence, combien Soeurs en écologie était un livre important. Elle a compris tellement plus tôt que moi les choses importantes. À un moment où tu te demandes si écrire, éditer a un sens dans l’urgence. Tant qu’il y aura des lecteurs, lectrices avec un tel coeur, ils en feront quelque chose. Je me suis rappelée Khalid.
Anne-Marie la warrior des cosmétiques, 10 ans qu’elle passe des caps pour élaborer, concevoir des cosmétiques français, sains, respecteux, malgré les réglementations qui ne lui sont pas favorables. Devinez qui fait pression sur les listes d’ingrédients autorisés, ceux-là mêmes qu’elle ne veut pas mettre avec toute l’expérience d’ingénieure qui est la sienne. Cette année elle a lancé la consigne et elle ne baisse pas les bras pour les solaires, 3 ans qu’elle travaille dessus avec l’équipe d‘Oolution. Et la voir devenir maman.
Des dirigeants de PME, quand je leur demande quelle est leur utopie: « un monde sans argent «… « une terre sans frontières »… « garder un regard d’enfant ». Oui des dirigeants . Et pas que pour rêver hein. La claque. Particulièrement au CJD de Montpellier.
« Un monde sans argent » revenant presque systématiquement, j’interroge plus avant « de quoi devons-nous nous affranchir pour le faire advenir ?»… « Les Banques » OK … « l’orgueil » (frisson… on y est) . A déconstruire on s’est vite rendu compte que c’était envisageable, pas si difficile, attirant.
Cette femme dirigeante qui se lève devant une cinquantaine d’autres dirigeants à la question « à quel moment avez-vous désobéi » pour répondre « le jour où j’ai fait un burnout » . Elle nous raconte sans fard le sursaut de soi, derrière l’aveu de non-conformité au non-sens. La puissance d’une femme dans sa vulnérabilité. Cadeau.
Ces managers qui se rendent compte ensemble qu’ils obtiennent la même réponse à la question de fin d’entretien de recrutement. « Avez-vous une question à poser sur l’entreprise ? », « Que faites vous en matière d’environnement ? ». Et pas que dans les grandes entreprises de la Défense hein, mais dans des petites villes et quel que soit le secteur. C’est la première année que je l’entends.
Et puis Karim, reporter de guerre, qui ne veut plus juste couvrir les conflits. Il décide qu’il veut les déminer. Il réussit à embarquer le MIT, pour créer « the enemy » , une expérience pour qu’un jeune soldat Israélien puisse se mettre dans la peau d’un jeune soldat Palestinien. Et inversement. Enfin c’est la même chose… Karim dont le futur projet sera encore un éléctrochoc pour nos consciences. L’artctivisme puissant…
Géraldine, difficile de rendre ce qu’elle fait. « Don’t fuck with me » on pourrait dire qu’ elle photographie des femmes qui se rebellent, mais c’est autre chose qu’elle fait. Comme quand elle montre ce qu’on ne veut pas voir : les migrants mineurs isolés avec Stop Kidding , et qu’elle arrive à toucher Christiane Taubira sur un dance floor avec l’émotion pure de ses portraits. Comme tous les gens dotés d’humanité Géraldine a une audace qui ne doute de rien.
Je repense aussi à ces gens qui acceptent d’entendre qu’ils contribuent à un système mortifère. Alors qu’ils ont souvent les meilleures intentions du monde. Désolée je ne crois pas que l’on puisse changer de l’intérieur un système fondamentalement inadapté à un monde respectueux du vivant et des êtres, puisque techniquement il vit de l’inverse. Mais je crois en la capacité des êtres à pouvoir l’entendre, prendre acte. Parce que parfois c’est ce que je vis.
Le fils et la fille de Mondher dont la maturité m’a bouleversée Qu’ils puissent s’enflammer pour un discours « de grands », discours pas très rassurant sur l’état du monde, mais discours nous exhortant au meilleur de ce que peut être l’humanité. Qu’ils veuillent organiser quelque chose, transmettre dans leurs école, collège. Les enfants… bien plus grands que moi…
Ces quelques personnes qui s’autorisent à interrompre un speech (ce qui est rare, tout est codifié dans les évènements) , spontanément, comme pour laisser jaillir leur soulagement d’être reconnues, pour « exposer » leur position, acquiescer à la radicalité. Ou ceux qui se lèvent pour applaudir, en minorité. Ces gens qui décident de ne pas se conformer.
Elen femme debout qui s’est opposée à Denis Beaupin, pour nous toutes. Pour nous tous. Femme lumineuse, incroyable de courage, que j’ai eu la chance de rencontrer le soir même où je me suis pris en pleine face le sexisme, c’est-à-dire le mépris d’être femme. (Pas de hasard).
Ces libraires indépendants qui font vivre des quartiers, des villes, en équilibriste avec les contraintes, parfois le dimanche, qui ne doutent pas eux que les livres ont un sens, même et peut-être surtout dans une époque d’urgence.
Tous ces gens que je désespérais de voir se lever un jour, même si je ne pensais qu’à cela en écrivant Les Suspendu(e)s il y a 4 ans. Tous ces gens qui exercent leur liberté, affirment leur dignité, font société, expérimentent la parole citoyenne. Quoiqu’il arrive prétendre à une autre vie, la fin de la soumission, ce nouvel être ensemble, ce sont déjà des victoires.
Une jeune femme discrète étudiante à l’IFS qui est venue me confier combien désobéir aux normes, à sa peur, ses autocensures lui avait été vital. Combien cela avait été une souffrance pour elle de voir des migrants refoulés, jusqu’au jour où accueillir un migrant chez elle avait été une libération. Son histoire fut pour moi un soulagement. Je lui ai dit : merci tu le fais un peu pour moi, et moi je m’occupe d’autres indignités pour toi, d’autres humanités. Parce que l’on peut être touchée, meurtrie par bien des causes mais qu’on ne peut pas s’occuper de tout, qu’il faut l’accepter. Que l’on suit son élan le plus viscéral, qu’il est personnel à chacun.
Ce jour-là mon sentiment d’impuissance a nettement reculé, ma tristesse s’est apaisée. J’ai compris qu’on est une famille, qu’on s’occupe tous d’un bout de la maison. Que l’on fait ce qu’on peut. Depuis ce jour c’est une joie de croiser quelqu’un qui s’occupe d’autre chose. Ce n’est plus une culpabilité.
Je ne vais pas citer tous ceux et celles qui me donnent des raisons de croire en nous, par leur acte, leurs mots, leur désobéissance à la fatalité, leur explosion hors d’eux-mêmes et parfois par un message qui m’était adressé alors que j’étais au fond du trou…
Pardon pour ceux et celles que j’ai oubliés, ça va me revenir, ça revient toujours. Souvent vous ne vous en rendez pas compte, c’est logique pour vous c’est une évidence. Pourtant chaque acte, mot, attitude, est une onde puissante, sur moi comme sur d’autres.
Ne sous-estimons jamais l’intelligence, l’honnêteté, le coeur, le courage des gens. La vraie et unique raison d’espérer est là. Ça tombe bien elle nous appartient. Ne nous sous-estimons pas.
Et si vous repensez à des situations en parfait contre-exemple. Laissez filer les contre exemples. Le monde change avec 5% à 10% de la population, donc en toute logique ceux qui s’accrochent au monde d’hier sont bien plus nombreux oui. Mais cela n’a aucune importance. Pour la décennie qui s’ouvre prends soin de ta source, ne te laisse pas polluer, pas de diversion en provenance des fâcheux .
Concentrés on a dit ! Concentrés sur toi, sur les 5 à 10%, sur ceux et celles qui te font du bien, concentrés sur ce que nous avons à accomplir, ce que nul autre ne peut faire.
Texte et photos Sandrine Roudaut
(photos prises à la marche citoyenne à la COP21 )