Il n’y aura pas d’évolution sans utopie
C’est un fait et peut-être une chance: l’urgence on y est ! Urgence écologique, sociale, économique, migratoire, politique, existentielle. Il n’est plus temps de s’en alarmer, il faut juste l’accepter et construire par-delà, sans regret, avec joie même. Mais sans se tromper de sens…
Soyons lucides, les perfusions dites « vertes » et « responsables » ne font que retenir l’ancien monde. Laissons-le partir et un champ des possibles s’ouvrira. Libérés des vieux dogmes économiques, nous pourrions nous autoriser un autre système, le construire. Pour cela nous avons besoin d’utopie. L’utopie c’est décider ce que l’on veut voir advenir, et inventer depuis cet idéal. C’est une conception inversée du progrès.
La croissance verte, la transition, les écolabels eux, partent de l’existant pour faire « moins pire ». Une sorte de futur antérieur. L’œil dans le rétroviseur, on voit ce que l’on perd, c’est douloureux. L’utopiste regarde demain. Il vise ce qui n’existe pas encore, qui n’a pas de lieu (u-topos)… Fixer demain libère l’inspiration, l’audace, l’intelligence. L’utopie n’a pas de vieux schéma à honorer.
L’utopie est le moteur de l’humanité et de l’innovation. Que pensait-on des inventeurs d’internet, de l’avion ? Des utopistes. Que pensait-on du droit de vote des femmes, de la fin de l’esclavage, de la sécurité sociale au moment où certains les ont réclamés ? De pures utopies ! Les évidences d’aujourd’hui sont les utopies d’hier…
Et si nous inventions les évidences de demain. Pourquoi par exemple de ne pas éradiquer la pollution ? Idée insensée ? Rappelons-nous que l’abolition de l’esclavage a été prononcée alors que tout le système économique européen en dépendait et que de puissants lobbies s’y opposaient. Inventer une source d’énergie totalement propre, en s’inspirant de la photosynthèse comme le font les végétaux, est une utopie à portée de main. Le frein n’est pas technologique… Ce qui manque c’est l’envie, l’ambition, donc l’utopie.
Tant que les objectifs ne sont pas radicaux, nous n’inventons rien de fondamental. La machine à vapeur a été diffusée parce que l’esclavage a été aboli. L’esclavage a pu être aboli parce que la machine à vapeur était dans les cartons.
L’utopie change le monde en activant de puissants leviers: le désir, l’implication, la confiance. Le désir nous fait surmonter nos peurs, l’incertitude. Être impliqué nous rend déterminés. Être acteurs de nos vies nous rappelle notre pouvoir. Or les solutions faciles vertes ou responsables, les normes, tout cela nous assiste, donc nous désimplique. Cela nous rassure, nous endort : c’est « l’effet rebond », le problème semble réglé. Et puis cela crée plus de frustration que de désir. Être l’équipe qui reproduira la photosynthèse pour le bien de l’humanité c’est galvanisant, être celle qui va faire -15% sur les dégâts, pas de quoi se creuser la tête.
Quelle trace voulons-nous laisser ? Quel système voulons-nous transmettre ? À quoi consacrer nos vies ? Outre son pouvoir d’innovation et de mobilisation, quand elle défend l’essentiel, l’utopie est aussi ce que l’être humain a de plus noble. Peut-on décemment avoir pour ambition -15% de pollution de l’air. En France 48000 personnes en meurent prématurément, concrètement c’est donc sacrifier 40 800 personnes par an. C’est aussi inhumain, insensé que si les abolitionnistes avaient réclamé un esclavage « responsable » qui réduirait un peu les coups de fouet.
L’utopie nous invite aussi à ne pas négocier avec la dignité, l’humanité, la vie.
Sandrine Roudaut. Article également publié dans La Tribune, à l’occasion de la réédition de « l’utopie mode d’emploi »